Le journal de bord
L'aventure est à suivre sur le compte https://www.instagram.com/florian.meca/
Semaine 1
Ça y est, je découvre enfin les trois cabanes pour lesquelles je débute la conception d’une collection de mobilier territorial.
Cela fait maintenant une semaine que j’ai pris mes quartiers à Corte, la capitale historique et culturelle de la Corse. L’histoire de l’île est marquée par l’occupation de différents royaumes, et son territoire a toujours été réparti en deux mondes bien distincts : la côte et l’intérieur. C’est dans les terres (les hauteurs) que les Corses se réfugiaient pendant les invasions, et aujourd’hui, c’est ici que le patrimoine culturel est le mieux préservé. Transmise principalement de manière orale, la culture corse et ses savoir-faire témoignent d’une profonde connexion avec la nature, qui a toujours été un allié précieux pour les insulaires.
Pour créer une harmonie avec le territoire et établir un lien entre la Corse traditionnelle et contemporaine, le mobilier de ces hébergements d’urgence explorera des savoir-faire et des matériaux locaux, tout en incarnant la philosophie de « légèreté globale » du studio. À l’image des cabanes, ces objets légers et modulaires ne feront qu’un avec leur environnement.
« I tempi fà, i tempi d’oghje, i tempi à vene » (Les jours d’antan, les temps d’aujourd’hui, les temps à venir)
Semaines 2 & 3
Petit à petit, je découvre l’histoire de Corte et me plonge dans les spécificités de chaque matériau susceptible d’entrer dans le projet. Une première cartographie des ressources naturelles locales viables pour le mobilier avait été réalisée à distance, et elle se voit complétée par les découvertes faites sur le terrain, au grès d’enquêtes et de rencontres
Pour préparer le travail de formalisation à venir, j’ai modélisé l’intérieur de chacune des trois cabanes, pour fabriquer une maquette échelle 1:4 de l’espace au sol disponible, en considérant les contraintes d’ouvertures des pièces. Une maquette volumineuse, théâtre des futures maquettes de mobilier, qui me permettra d’assurer un agencement cohérent de l’espace en matière d’encombrement, de déploiement et de déplacement. L’usage et le confort étant avec la quête de légèreté globale, l’axe principal du projet d’aménagement
Je profite aussi d’être mobile pour rejoindre la côte et une houle qui s’annonce prometteuse. Oui, j’ai pris une planche dans mes valises : impensable de laisser s’échapper la perspective de découvrir le surf hivernal en Corse.
Semaines 4 & 5
Ici, tout conduit à l’extérieur : la moindre ouverture donne sur un bout de montagne ou sur la mer Méditerranée. Il est tout à fait logique de concevoir que les Corses entretenaient un rapport privilégié avec leur territoire et ses ressources naturelles, malgré des terrains parfois très escarpés.
La Corse n’étant aujourd’hui plus souveraine de la transformation de ses matières premières, beaucoup de matériaux sont récoltés puis expédiés, sinon délaissés, voir pillés ou détruis. La conception d’un ensemble de mobilier faisant la part belle aux matières de l’île, tout en intégrant l’usage et la réalité du tissu économique local, induit une formalisation allant à la rencontre des savoir-faire d’antan. Les objets traditionnels corses manifestent une certaine pureté, fabriqués à partir de ressources de proximités, et dont la fabrication se transmettait dans le cercle familial.
Loin d’être à la recherche d’un exercice de style, le projet se dessine en conjuguant la praticité et l’étude des savoir-faire territoriaux. Je considère que mon travail de designer consiste en un relais entre la mémoire de ces objets insulaires, et leur réinsertion dans un cadre domestique contemporain. Je source et rencontre peu à peu les partenaires du projet, qui vont m’aider à fabriquer certaines pièces, et me transmettre certaines techniques.
PS : j’ai bien fait d’emmener mon réchaud, je mange tout le temps dehors
Semaines 6 & 7
S’il y a bien un métier emblématique de la Corse, témoignant de la cohésion avec le territoire, c’est celui de berger. Au fil des siècles, plusieurs générations se sont succédé en se transmettant l’art d’habiter en pleine nature, et la manière de l’utiliser à bon escient.
À la fois éleveur, vannier, fromager, ébéniste et parfois laineur, les bergers ont historiquement appris à fabriquer leur équipement avec des matériaux de proximités. Travailler avec ce qu’offre la nature était une nécessité, et un bon nombre de savoir-faire insulaires tirent leur origine de ce mode de vie. Modestement, le projet d’aménagement des cabanes d’hébergement d’urgence de Corte emprunte ce chemin, et tente de reconnecter cette attention avec une forme d’habitation contemporaine. La phase de recherche et d’expérimentation bat son plein, et la collection de mobilier avance d’un pas décidé.
Pluridisciplinaire, j’ai toujours intégré l’expérimentation et la fabrication dans l’élaboration de mes projets. Il est selon moi important de comprendre les savoir-faire en se les appropriant, pour optimiser l’échange avec les artisans spécialisés et faire entrer le projet dans une dimension tactile et indépendante. À cette étape du projet, je tisse de la laine, j’apprends la vannerie traditionnelle des bergers corses, j’usine du bois local, et je redresse du liège brut tout en capturant quotidiennement le processus de recherche.
D’ailleurs, je profite de chaque escapade pour glisser un carnet et des marqueurs dans mon sac à dos. Je partagerais mes peintures à l’avenir
Semaines 8 & 9
« Trust the process ». Le rythme à l’atelier s’intensifie, et l’ensemble de la collection de mobilier conçue pour aménager les cabanes d’hébergement d’urgence de Corte s’échantillonne.
Test après test, je poursuis la recherche sur certaines techniques de mise en forme, et met à l’épreuve quelques concepts développés pour l’occasion. Fidèle à ma philosophie de « Légèreté Globale », ces nombreux échantillons et maquettes me permettent d’ajuster les curseurs de la collection pour tendre vers une formalisation pure et sans superflu. Le contexte apporte un concept, l’usage l’humanise, les matériaux naturels le contraignent, et les mains le concrétise.
Cette phase préparatoire par le faire est un outil précieux d’appréhension du projet, tout en étant une fabuleuse base de discussion dans ma collaboration avec les artisans impliqués dans le projet. L’exposition de présentation de la collection est prévue le 15 avril 2025, il me reste un mois pour co-fabriquer l’ensemble des huit prototypes.
Les week-ends sont une bonne respiration pour lever un peu la tête du guidon, c’est cool la vie d’insulaire quand même.
Clin d’œil à mon compère @felixlesouef qui m’a rejoint à Corte pour m’aider à réaliser certains plans pour le futur film du projet.
Semaines 10 & 11
À ce stade du projet, je passe beaucoup de temps sur la route, à zigzaguer d’un atelier à l’autre. Les rendez-vous avec une sélection d’artisans locaux s’enchaînent, pour lancer la fabrication des prototypes de la collection de mobilier pour les cabanes d’hébergement d’urgence de Corte.
Le coffre constamment rempli de maquettes, d’échantillons, et de matière première, il n’est pas rare que je me retrouve à devoir abaisser tous les sièges de la voiture pour tout faire rentrer. Dans les villages où je me rends, mes voisins de parking sont souvent des vaches et des cochons. Difficile d’ancrer davantage le projet dans le territoire.
Pour les besoins du projet, chaque artisan est spécialisé dans la transformation d’une matière naturelle endémique de Corse. Cela permet de simplifier et de clarifier le circuit d’approvisionnement, quitte à aller chercher directement en forêt sur des parcelles privées (de plusieurs centaines d’hectares), les précieux matériaux. Je vais maintenant pouvoir m’atteler à ma partie de la fabrication des prototypes.
J’adore rouler les fenêtres ouvertes, même si la météo est capricieuse ces derniers temps. Ça sent tellement bon dehors.
Plans drone et additionnels : @felixlesouef
Semaines 12 à 14
Après d’intenses semaines en ateliers, je concrétise les trois mois de travail de ma résidence par la présentation des prototypes de ma collection de mobilier à destination des cabanes d’hébergement d’urgence de Corte.
La « Collection Corte » m’aura demandé de me retrousser les manches, de m’adapter aux ressources et de faire entrer une part de compromis dans les prises de décision. Du redressement du liège après immersion en eau vive, en passant par la fabrication de mes propres panneaux en pin laricio, jusqu’aux finitions manuelles pour apporter aux objets leur dimension tactile, chaque étape aura été particulièrement laborieuse. Les journées longues, enrichissantes.
Je suis extrêmement reconnaissant d’avoir eu l’opportunité de travailler avec des matériaux naturels d’une telle richesse, sans qu’ils aient quitté le sol de la Corse pour leur transformation. L’île a tout sous la main pour redonner vie à ces matières brutes, les réinsérer dans ses milieux domestiques, et créer une véritable passerelle avec son histoire. En relocalisant ses savoir-faire, en structurant ses filières, la Corse pourrait donner l’exemple d’une production de mobilier saisonnière et territorialisée, plus à même d’amoindrir nos possessions matérielles.
L’ensemble a été installé dans les cabanes, et le caractère non-ostentatoire de la collection fusionne avec celui du contexte : frugal, essentiel et adaptatif. Après y avoir passé une nuit, je suis ravi du fonctionnement de l’ensemble, et de son interaction avec le milieu.
Je vous dévoile la « Collection Corte » très prochainement, et clos ce journal de bord avec mon retour sur le continent.
Un immense merci à @fabbrica.design de m’avoir permis de travailler sur un projet aussi engageant, et à la @fundazione_univ_corsica de permettre l’existence de tels projets de résidence. Je remercie également tous les partenaires et artisans ayant participé au projet @les_charpentiers_de_la_corse , la Silvacoop, Natalina Figarella, Jean-Yves Poneau, Marie Françoise Simoeni, Damien Duval-Filippi, Sandrine Tricon, Valere Serra et toute l’équipe du @fablab_corti .
