Avec l’industrialisation et le développement d’une agriculture de production à haut rendement, notre alimentation est aujourd’hui le plus souvent délocalisée et nos légumes sont issus d’hybrides
génétiquement modifiés. C’est aujourd’hui la préoccupation d’une nouvelle génération d’agriculteurs, de cuisiniers, et d’autres jeunes Corses attachés à leurs terres. Ceux-ci cherchent à se réapproprier cette connaissance fine de la nature, transmise notamment dans la cuisine de nos ancêtres afin de recentrer les modes de production et d’alimentation autour d’un circuit court insulaire. Retourner à la source de ce qui fait notre repas, c’est appréhender une culture culinaire ancrée dans le territoire et le collectif. C’est aussi une façon de contempler le vivant qui nous habite. Comment peut-on aujourd’hui sortir de la vision mécaniste du corps pour retrouver notre place dans l’environnement à travers notre rapport à la nourriture ? Comment est-ce que la nourriture peut-elle encore être médecine ?
De la même manière qu’une langue s’oublie, perdre le goût est un grand danger pour la civilisation. Il est important d’aiguiser les sens pour percevoir la finesse d’une culture culinaire. Or le goût existe seulement à travers les autres sens. En effet, tout serait fade sans la symbiose des senteurs qui enrobent le maquis, et puis les plats. Si nous pensons que notre perception se développerait par ce que nous mangeons, nous pouvons entendre que les nourritures terrestres - les plus naturelles et locales possibles - apportent bien plus à l’homme que la satiété du corps physique. Mon projet est une invitation à contempler la nature comestible à travers différentes préparations de conservation. Je propose une série de rituels , qui, en éveillant nos sens, inviterait à reconnaître la vitalité de la nourriture insulaire.
Préparer sa propre médecine nutritive commence dès le moment où l’on cueille ; dans cette rencontre avec le fruit, la connexion avec le vivant se fait déjà. De même, les préparations en cuisine demandent une attention particulière qui nous permet de déjà recevoir les bienfaits du fruit, sans même l’avoir encore assimilé. Regarder dans son assiette, c’est commencer à sentir l’odeur de la forêt, la chaleur des pierres, le labeur des hommes, les repousses tendre du maquis après un hiver de cendre. A une époque où tout va très vite, j’envisage une pratique à contre courant : des rituels autour du repas qui renoueraient avec le plaisir de vivre le temps qui passe, la lenteur dans la préparation, générer des cycles longs où les aliments respirent et cuisent avec les éléments naturels, utiliser des énergies passives. Une invitation à se reconnecter à la source, aux éléments, tout en retrouvant une manière authentique et sincère de cuisiner.
Je m’inspire pour ce projet d’une culture culinaire originaire du Japon, profondément connectée au territoire, au vivant, et à l’énergie des éléments qui la compose, appelée « cuisine de la bienveillance ». Par la prière du goût unique, elle affine nos perceptions par l’ accueil de saveurs nuancées, tout en demi-teintes. Elle appelle à une écoute profonde de ceux pour qui l’on cuisine, des légumes qui sont là devant nous. Sentir la terre, l’eau, l’air, le soleil qui ont permis à la vie de se développer. En quelque sorte, la nourriture est d’abord reçue, puis offerte en retour.
Comme une botaniste - cuisinière, j’aimerais recueillir certaines essences sauvages pour en conserver les odeurs et les saveurs. Par une démarche de recherche - action et la pratique de certains processus de transformation, les objets seront conçus pour contenir et transmettre l’expérience sensible d’un paysage culinaire à travers des processus naturels de conservation comme le fumage, le séchage, la macération … Chaque objet accueillera un type de préparation pour une durée spécifique. Les nourritures terrestres prendraient ainsi leur temps pour sécher, fumer, mûrir, infuser, bouillir. Selon chaque opération, les objets seront plus ou moins ouverts ou fermés sur l’extérieur pour recueillir et faire circuler les énergies passives nécessaires.
Ce serait intéressant que chaque objet puisse être utilisé autant individuellement qu’à plusieurs. Une préparation pourrait ainsi être mise en route par une personne, pour ensuite être relayée et que le process se termine par quelqu’un d’autre. Gérer ainsi un cycle de transformation à plusieurs mains, éventuellement par plusieurs générations.
Un repas alchimique restituera cette recherche sur le terrain et en ‘cuisine’ laboratoire. Des effluves émaneront un instant par la cheminée du fumoir, ou dans l’antre d’un contenant d’eau chaude.